B. BREART. LES HORTILLONNAGES
Dernière mise à jour de cette page: 26 mai 2025
« De nos jours, la moindre parcelle de terre s’est imprégnée d’intelligence humain…le paysage tout entier a été sculpté et embelli par des générations de paysans, de prélats et de princes… »
(R. Dubos)
Les Hortillonnages et l'Académie (suite)
L'extraction de la tourbe dont les "intailles" sont une des composantes du paysage de notre vallée de Somme et tout particulièrement des Hortillonnages a été évoquée lors d'une conférence présentée le 19 mai 2025 par Monique Crampon membre titulaire de l'académie. Sa communication: "Tourbiers et tourbières, en Picardie et ailleurs, sur les pas de Léon Duvauchel et Alphonse de Chateaubriant" devrait être publiée dans les prochains Mémoires de l'Académie.
Objet de la conférence:
" Mon intérêt pour l'arbre, que je plaçais l'an dernier sous le patronage
de deux écrivains mal connus, Maurice de Guérin et Léon Duvauchel, m'a menée, en baissant les yeux, à quitter les houppiers et à contempler les racines, en décomposition. D'où l'exploration des
tourbières, menée en Vallée de Somme, toujours sur les pas de Léon Duvauchel, auteur du roman "Le Tourbier"(1889) et dans le sillage d'un autre écrivain, non pas ignoré mais volontairement
occulté, Alphonse de Châteaubriant, auteur de "La Brière", qui remporta en 1923 un grand succès.
On étudiera donc la documentation dont disposaient les deux
écrivains, avant de mener une comparaison des deux oeuvres romanesques. On verra alors comment un même sujet, "amours malheureuses au pays des tourbiers", peut être traité de façon très
différente, selon les lieux, les acteurs en présence et la manière de l'écrivain, le documentaire cédant la place à la tragédie.
A cet intérêt, qui pourrait être taxé d'anecdotique, s'ajoute le grand
souci de nos contemporains : comment maintenir les tourbières "ces fameuses zones humides" dont vivaient nos arrière-grands-parents? Faut-il absolument les transformer en parcs naturels et
selon quelle charte? " (M. Crampon)
Une occasion pour nous de revenir sur cette tourbe, un sujet prisé par nombre d'historiens ou d'érudits locaux mais également par les archéologues, préhistoriens, géologues (spécialistes du quaternaire) et les nombreux spécialistes de l'environnement ...
La tourbe, moyen de chauffage pour des générations de Picards
Compte-tenu de la rareté du combustible en Picardie, la tourbe, moins coûteuse que le bois, était généralement employée dans les maisons paysannes et ouvrières. Si sa combustion dégageait peu de chaleur, elle produisait une forte fumée imprégnant les habits des occupants de la maisonnée et dont l’odeur était reconnaissable à grandes distances.
L’exploitation de la tourbe, comme combustible, est très ancienne et était soumise à une autorisation préalable. Elle est attestée autour d’Amiens au début du XIIIème siècle. Un acte conservé aux archives municipales d’Amiens, daté de novembre 1218 mentionne que les échevins donnèrent aux chanoines de Saint-Acheul leur accord pour un plan de tourbage sollicité pour un pré…
Les entailles (ou intailles), témoins d’une activité ancestrale…
L’extraction de la tourbe a marqué profondément le paysage de nos marais. La configuration actuelle des hortillonnages conserve la mémoire de ces tourbières.
Les plans d’eau disséminés dans les hortillonnages correspondent donc à d’anciennes extractions de la tourbe, cette matière organique, produit de la fossilisation de débris végétaux sous l’action de micro-organismes, sur une très longue durée – plusieurs milliers d’années – dans un milieu saturé d’eau et surtout pauvre en oxygène, conditions réunies par exemple au niveau de la moyenne vallée de la Somme grâce notamment au faible débit du fleuve.
Notre département, et tout particulièrement la vallée de la Somme, est connu depuis longtemps pour ses tourbières, exploitées depuis plusieurs siècles et ce jusqu’au début du XXème. Celles-ci ont été un terrain d’étude privilégié pour les préhistoriens et les géologues qui ont démontré l’ancienneté de leur formation, 12 à 15 000 ans pour les plus anciennes (1) (Pierre Antoine et Thierry Ducrocq, 1998).
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(1) Des géologues et préhistoriens nous précisent en effet qu’elles sont principalement contemporaines de la période Holocène, plus particulièrement entre le Préboréal et le milieu de l’Atlantique ; ce qui leur donnerait un âge moyen de plus de 12 000 ans, voire plus ancien comme semblent le démontrer de nouvelles recherches qui ont permis d’attester leur présence dès le début du Tardiglaciaire, soit il y a plus de 15 000 ans.
Les tourbes comme les tufs et les limons des fonds de vallée du bassin de la Somme ont livré de nombreux vestiges archéologiques abandonnés par les derniers chasseurs mésolithiques installés « au sec », à proximité des zones humides.
Les tourbes de la moyenne vallée de la Somme ont surtout été étudiées en aval d’Amiens, comme à Etouvie ou à La Chaussée-Tirancourt. Dans la vallée de l’Avre, des datations au radiocarbone (C14) et des analyses palynologiques indiquent que la plus grande partie du colmatage tourbeux s’est réalisé à partir de l’Atlantique, il y a environ 9 000 ans.
L'extraction de la tourbe...
L’extraction de la tourbe dans la vallée de la Somme, comme à Rivery, Longueau ou Camon, se faisait à la main. Quant à l’outillage utilisé pour ce travail, il était très simple, limité longtemps à l’utilisation d’une bêche spéciale portant sur un côté une sorte d’aileron de largeur égale à celle du fer de bêche et formant avec celui-ci un angle droit. Cet outil prit le nom de « petit louchet »
L’invention en 1786 du grand louchet par Eloi Morel, natif de Thézy-Glimont, facilitera le travail et améliora la productivité des tourbiers, en permettant l’exploitation de la tourbe à de plus grandes profondeurs.
Le grand louchet : Au bout d’un long manche en bois, la partie active de l’outil se présente sous la forme d’un bâti en fer, une sorte de bêche ou de pelle comportant des parois longitudinales en tôle perforée, puis une paroi en tôle pleine, permettant de remonter des « pains de tourbe »
Eloi Morel (1735-1809) né à Thézy-Glimont, forgeur et tourbier, inventa en 1786, le grand louchet à manche de 7 mètres muni d’une boîte métallique à bords coupants de 75 cm de longueur. Avant lui, l’extraction de la tourbe au petit louchet ne permettait d’exploiter au maximum que le septième de la quantité de tourbe déposée au fond des eaux. La construction du grand louchet permit de tirer sous l’eau de la tourbe jusqu’à 7 mètres de profondeur, c’est-à-dire douze fois plus profondément qu’auparavant. Le prix du combustible baissa et les propriétaires de terrains tourbeux réalisèrent de gros bénéfices.
A Thézy-Glimont, le monument érigé grâce à l’initiative du Conseil Général de la Somme (qui vota en 1841 une subvention de 1 000 francs) fut élevé en 1842 à l’intersection de la rue de Boves, de la rue Cadet et de la Grande Rue. La lanterne à pétrole surplombant l’édifice était allumée et éteinte chaque jour par le garde champêtre. Elle a été supprimée vers 1905. Renversé par un attelage vers 1945, le monument a été réédifié en 1950 à l’angle de la rue Cadet et de l’Allée des Tilleuls.
Aujourd’hui, ce monument a subi les épreuves du temps et il est bien difficile d’en lire la dédicace :
A Eloi MOREL
Inventeur du grand louchet
Sa découverte
a augmenté l’aisance des populations agricoles
en faisant baisser le prix de la tourbe
et a enrichi les propriétaires
en décuplant la valeur des terrains tourbeux
1786
L’extraction de la tourbe comportait plusieurs étapes décrite par Lionel Bacquet qui s’est intéressé à la production de la tourbe principalement sur la commune de Long (Somme). Après avoir repéré la tourbe qui présentait la meilleure qualité, le tourbier (ech’tireu) enfonçait son grand louchet plusieurs fois au même endroit afin de la ramener sur les terres sous la forme d’un « pain de tourbe » qui était d’abord découpé en briquettes par le coupeur (ech’coupeu) armé d’un coupoir, un couteau à lame courbe et pointue. Ces briquettes étaient ensuite placées sur une brouette (par ech’brouteu) pour être déchargées (par ech’décartcheu) sur l’étente, cet espace réservé au séchage. L’opération de séchage nécessitait plusieurs manipulations.
Un autre procédé de préparation des briquettes de tourbe est à signaler. La tourbe extraite était placée dans une longue barque où un ou plusieurs ouvriers, les pieds nus, la malaxait avant de la transporter sur les terres. Là, d’autres ouvriers à l’aide d’un moule réalisaient les briquettes qui devaient rejoindre ensuite l’espace de séchage. Un bon ouvrier pouvait ainsi produite un millier de briquettes à l’heure (1)
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(1) Notons que ce procédé est encore pratiqué de nos jours ; par exemple par les populations d’Afrique du Nord pour réaliser les briques de terre crue destinées à la restauration des remarquables constructions en terre.
Témoignages
Nous disposons de plusieurs témoignages d'historiens ou d'érudits locaux sur l'exploitation de la tourbe, à Long, La Chaussée Tirancourt ou encore Thézy-Glimont dans la Somme, ou encore d'auteurs comme Louis Aragon, qui décrivent très bien la vie au temps des tourbiers... Une vie de labeur terriblement difficile.
Témoignage de Louis Aragon
Extrait de la semaine sainte (chapitre 12 du tome 2) intitulé " la vallée de la Somme "(semaine se situant entre le 19 et le 26 mars 1815)
« Depuis le matin, toute la vallée était plongée dans le brouillard. Les feux allumés la veille un peu partout avaient longuement fumeroné, puis la pluie en avait eu raison, pour la plupart. On voyait de loin en loin s'en mêler à la brume les dernières fumées. Les tourbiers s'étaient trop pressés croyant à l'arrivée du printemp s: il faudrait encore attendre pour brûler les tas de tourbe terreuse, le rebut de ce qu'on avait retiré des marais la saison précédente, le bouzin impropre à faire les briquettes et qu'on essaimait sur les terres communales. Quand le temps le permettait, on consumait ces tas qui faisaient partout à la fin mars, dans la vallée, de petits panaches jaunâtres entre les arbres et les joncs, et les paysans venaient en charger les cendres blanches pour en couvrir les prairies, et les champs où poussent les blés tardifs, car c'était du bon engrais.
Mais la pluie n'empêche point l'extraction de la tourbe, au contraire : que faire d'autre, pour ceux qui partagent leur temps entre les marais et les travaux des champs ? Pour ce qui est d'Eloi Caron, tourbier, qui se louait parfois pour les gros travaux de la commune, il n'y avait pas le choix en cette saison, bien que la plupart attendissent Pâques ; pour lui, mécréant, pas besoin de commencer le travail que le Christ fût ressuscité. Le premier jour de printemps, il prenait son grand louchet, et se rendait au bord de ch'treu, c'est-à-dire de la bande de terre au bord du marais, déjà creusée, là où il avait préparé sa palée, coupant les mottes de gazon au tranchant de sa bêche, avec quoi on se chauffait à la maison ; il emmenait avec lui Jean-Baptiste qui a treize ans, et qui remplace sa mère, maintenant que la voilà encore enceinte, pour faire le copeux. On en voyait d'autres, comme lui, dans le brouillard, qui se rendaient à leurs étentes, dont les taches brunes avaient l'air de maladies sur le gazon des marais. Mais là où Eloi avait la sienne, près de l'abri de roseaux qu'il avait construit le mois dernier, on avait la paix, c'était bien solitaire : Eloi n'aimait guère la compagnie. Il vivait d'ailleurs, avec les siens, dans cette part écartée des marais de la Somme, qui entre LONG et Longpré-les-Corps-Saints, sur le territoire de cette dernière commune, que, comme pas mal des plus pauvres par là, il s'obstinait à nommer Longpré-sans-arbre, à la façon de la ci-devant République. Sa maison était la plus lointaine, la plus engagée dans ce désert d'eau et de joncs, une chaumière basse, aveugle, n'ayant d'air que par la porte, pour s'y mieux chauffer, dans ses murs de torchis, épaulés de poutres, badigeonnés de chaux, sur un soubassement de planches passés au goudron. Il vivait là avec Catherine, qui, à trente-cinq ans, était déjà vieille, déformée, sans couleur, ayant eu treize petits en dix-neuf ans, dont six étaient morts, et l'aîné avait fui avec des romanichels. Ils avaient une vache et quelques poules, trois fils et trois filles. Et le père qui fait le mendiant. Et autour d'eux, à perte de vue, les marais, la terre trempée, hérissée de joncs, l'herbe affleurant sous les miroirs d'eau, entre les arbres montants, blancs de Hollande, frênes, ormes, parmi lesquels à peine recommençait à grimper le taillis des coupes massives, toujours répétées depuis vingt ans, quand on avait commencé à aller scier en troupe sur les communaux, et les biens nationaux que leurs anciens propriétaires ne pouvaient plus garantir; et la rage qu'on avait eu d'abattre les arbres en ces temps de famine, il faudrait cent ans peut-être pour que le paysage l'oubliât. Si, dans cent ans, il n'y avait plus de révolution ou de guerre qui passât par là.
Le regard était arrêté, au-delà de Longpré, par le haut talus qui descend à pic dans la vallée, et de l'autre côté, sur la rive droite du fleuve, au-dessus de Long et de Cocquerel, cela grimpait plus doucement, plus humainement, mais c'était un pays déjà lointain.
Le pays d'Eloi, c'était ici cette bande de prés noyés, hérissés de peupliers, coupés de canaux, d'étangs ; déjà là-bas où les bras d'eau se perdaient à cinq cents toises environ peut-être, il n'était plus chez lui, et la Somme qui passait au loin, s'écartait moins d'une demi-lieue du talus de sa rive gauche, à l'endroit le plus large de la vallée, mais c'était comme une autre région. Il n'y avait guère alors, dans ce lacis de ruisseaux et de terres traîtresses, que des cabanes pour la chasse, c'était un désert la chaumière des Caron exceptée. Avec la barque plate, se dirigeant à la perche, il fallait bien connaître ces rues d'eau pour s'y retrouver entre les hautes jonchaies, et gagner d'étang en étang, par les clairs, sans prendre le fleuve, là-bas, en aval, vers Bray, les rivières par quoi l'on pouvait se laisser glisser, portant les briquettes de tourbe, jusqu'au faubourg de Rouvroy, à l'entrée d'Abbeville, où les commerçants disputaient âprement le prix du combustible, mais en donnaient pourtant plus que les revendeurs de Pont-Rémy ou de la Chaussée-Tirancourt. Le pays d'Eloy, c'était une longue misère bourbeuse qui s'étend ainsi d'Amiens à Abbeville, et où l'on se débat contre les propriétaires, les commerçants, les gardes messiers des communes, l'ambition de ceux qui trichent et veulent à leur tour posséder les bouts de marais, y mettant sans droit des clôtures, les calamités des saisons, les réquisitions des villes, le passage des militaires...
Le pays d'Eloi, c'était cette brume et ces fumées basses, où l'on va à flèpes, c'est-à-dire en guenilles, avec pour seule douceur le lait de la vache, maigre et soufflante, qui paît les pacages inondés, les herbes trempées et les fleurs palustres. A peine A peine y-a-t-on pu se faire un bout de jardin, où les fèves vertes poussent moins bien que ces petits choux tout serrés qu'on rencontre tout le long de la Somme. Mais c'est le pays d'Eloi, comme la tourbe est son gagne-pain, comme Catherine est sa femme ; et il n'a jamais songé à les quitter, il ne discute pas. C'est son pays et c'est sa vie. C'est ici qu'il a grandi, qu'il a vu passer les saisons, usé sa force, eu froid et faim ; c'est ici qu'il s'est terré avec la Catherine, qu'il l'a entendu crier, accouchant, année après année. Le poil lui a commencé à devenir blanc avant la quarantaine. Et il a été bien heureux encore, d'avoir évité la conscription, quand ses frères ont été tués l'un pour la république, un second pour l'Empire, et on n'a plus jamais revu le déserteur, celui qu'il préférait, pour lequel, il a appelé comme lui ce fils que voici Jean-Baptiste. Ce n'est point qu'il ait oublié son enfance, qu'il revoit dans ses gamins, mais tout cela est si loin, loin comme Abbeville... sauf qu'il n'y a pas de barque plate pour y retourner. Il ne faut pas perdre de temps, toute la vie a servi à apprendre cela, à faire chaque chose à sa date: le voilà avec son fils, depuis des heures déjà, les pieds sur sa ligne, comme on appelle ici une planche fixée avec des chevilles en bois au bord de la tourbière, au bord de ch'treu, qui manie son louchet sous cinq à six mètres d'eau: le louchet est une caisse sans couvercle, faite de lamelles de fer d'une hauteur de deux pieds environ, au bout d'un manche de trois toises et demie, que le tireur enfonce dans l'eau, sous le sol, de manière qu'elle s'emplisse de terre à tourbe. Tu t’imagines si ça se fait lourd. Eloi appuie tant qu'il peut, puis se balance pour décoller. C'est ici que la force est nécessaire, mais aussi le tour de reins, et quand l'opération se répète pendant des heures, que le bloc une fois de plus arraché, monté à bout de bras et balancé sur la rive, ruisselant d'eau, même un hercule, s'il n'avait pas la longue habitude, comme le faucheur de faucher, n'y tiendrait pas une heure de plus.
Alors Jean-Baptiste fait son métier de copeux: la motte se partage en trois avec le "copoère" qui est un couteau recourbé, et pendant que son père, à peine ayant respiré de l'effort, replonge le grand louchet, l'enfant porte précipitamment les trois "tourbes" à l'écart avec la brouette qu'il a tirée de l'abri des roseaux, sur l'étente où elle vont sécher, formant avec les tourbes déjà triées, des "reuillets" de vingt et une tourbes, qu'on groupe en lanternes que l'air y circule , puis en pyramide tronquées où il entre deux stères de combustibles. Le soleil et le vent feront le reste
.
Mais Eloy, sans arrêt, accumule les caissons de tourbe arrachée à l'eau, avec une sorte de cri, quand le louchet les détache, et que s'arc-boutant sur ses pieds, rejetant le corps en arrière, Eloy relève la lourde perche et balance son faix d'un demi-cercle sur le côté de la "ligne".
Jean-Baptiste pour le suivre, doit se hâter et sue, car il sait bien que s'il traîne, son père le battra sur la tête et les épaules avec le manche du louchet, et cela fait un mal de chien. Il passe sous l'instrument qui reprend la route de l'eau, courbant l'échine en poussant la brouette, et regarde par-derrière lui où en est son père.
On a mangé avant de partir, du pain gris, avec de la boulie, qui est un breuvage au son. On ne s'arrête point le midi, quand on est son propre maître on ne fait point none ; ce n'est qu'à la tombée du jour qu'on aura droit, pour souper, à un peu de lard salé avec des choux ou des fèves. Eloy y est habitué, mais le gamin qui grandit terriblement ces temps derniers se sent l'estomac creux0 Il n'a pas le temps, à cette heure, d'y trop penser, surtout qu'il a oublié d'apporter sous la cabane de joncs le récipient où le père avait préparé un lait de chaux, dont on marque les reuillets avec une initiale ou une croix. Il sera toujours assez tôt pour se faire engueuler et rosser.
La pluie tombe serrée maintenant, trempant les tourbiers, faisant sous leurs pieds la planche et le sol glissants. Des sansonnets tournent autour d'eaux, et, quand Jean-Baptiste s'éloigne, s'abattent en bande sur les tourbes encore humides, pour y chercher les vers de vase, mais le gamin qui déjà s'en revient, les effraye de la voix, poussant sa brouette, et soulevant les épaules pour en basculer la charge » (Source : http://www.long80.com/latourbe.html)
L’extraction de la tourbe à Thézy-Glimont :
« Deux noms qu’a su unir à une autre époque un habitant de la Commune : Eloi Morel, toujours présent parmi nous grâce au monument élevé en sa mémoire. Dès le Moyen Âge, on s’aperçoit qu’une terre noire extraite des marais et une fois sèche donne un combustible.
En 1313, Isabelle, Reine d’Angleterre, Comtesse du Ponthieu, accorde au Maire d’Abbeville, le droit de tourber pendant 7 ans. Dès lors, l’exploitation de la tourbe se développe énormément et transforme le paysage.
En 1693, les trésoriers de la généralité d’Amiens protestaient contre les abus d’extraction. Pourtant jusqu’alors l’exploitation était difficile et on ne prenait que la couche supérieure de cette source d’énergie.
Heureusement, en l’an 1735, naissait à Thézy-Glimont, un homme, Eloi Morel, qui allait transformer, révolutionner et faciliter l’extraction de cette matière première. En effet, en inventant le grand louchet (visible à la Mairie), il était alors possible d’extraire ce combustible jusqu’à 7 à 8 mètres de profondeur .
Si à l’époque, Thézy-Glimont avait su disposer de voies de communication et si l’Avre avait été plus navigable, Thézy aurait certainement bénéficié alors d’un essor économique plus important en exportant vers Amiens la tourbe renfermée dans ses marais .
La tourbe, cette accumulation de fibres et de fragments végétaux n’a pas seulement été utilisée comme moyen de chauffage. Le Docteur Rasurel au début du siècle y a découvert des pouvoirs médicaux. Elle aurait été efficace pour les bronches, l’abdomen, les articulations, les maladies de peau…
En agriculture, elle était utilisée comme engrais, on en trouve d’ailleurs toujours, dans les jardineries pour alléger la terre »
Témoignage de Pierre Dubois (1912), membre de l'académie...
Pierre Dubois (1912) nous rappelle qu’une très simple innovation d’un paysan de la vallée de l’Avre allait révolutionner l’industrie des tourbières :
« C’est en mai 1786 qu’Eloi Morel, de Thézy-Glimont, né en 1735, conçut le premier « grand louchet », en fixant des lames de fer de 0,70 m de long, formant comme la charpente d’une longue caisse sans couvercle, au bout d’un manche de bois de six, puis de sept mètres de long. Son propre modèle, exécuté par un forgeron de Gentelles, est conservé dans le dépôt des Archives départementales de la Somme.
Avant lui, le tourbier, avec le petit louchet, simple bêche complétée par l’addition d’ailerons, n’exploitait que le banc que sur une profondeur de deux pointes (un demi-mètre environ) ; pour descendre plus bas, il fallait faire descendre le niveau de l’eau, au prix de plus grandes peines. Or, certaines tourbières sont épaisses de 10 à 12 mètres. Le grand louchet permet de « tirer » sous six ou sept mètres d’eau, soit douze fois plus qu’avec l’instrument primitif. C’est un acte de justice qu’accomplit le Conseil Général de 1842 lorsqu’il fit élever à Eloi Morel, sur la place de Thézy, un très simple monument, un obélisque en pierre de Senlis, avec cette inscription : « Sa découverte a augmenté l’aisance des populations agricoles en faisant baisser le prix de la tourbe et à enrichir les propriétaires en décuplant la valeur des terrains tourbeux ».
Témoignage de Paul Facquet, fils de Julien Facquet (1), tourbier à Long (1886 – 1973)
(signalé par Lionel Bacquet, résidant à Long, Somme) :
« A la recherche du temps d’hier :
Le temps d’hier était pour l’homme du marais celui de la quiétude de l’esprit. Pas de permis de pêche, pas de règlements administratifs plus ou moins contestés, pas de pression fiscale, pas de contraintes sociales.
Seule la nature imposait le programme du labeur quotidien qui variait en fonction du rythme des saisons. Avec le soleil, la lune, le froid, la tempête les activités étaient différentes mais avaient un but commun, celui de l’exploitation des ressources du marais.
L’homme était tourbier du 10 avril au 14 juillet. C’est lui qui a creusé à la main à l’aide du grand louchet la plupart des étangs qui font aujourd’hui la richesse de la commune. Travail d’équipe comprenant le tireur, le coupeur, le brouetteur, le déchargeur pour la mise en tas de 21 tourbes.
Il était pêcheur professionnel du 15 juin au 15 avril, il capturait la tanche, l’anguille d’avalaison, le brochet, le petit vif. Chaque type de pêche était l’objet d’un savoir-faire et d’une technique différente basée sur l’observation et l’habitude des lieux.
Il était chasseur professionnel de gibier d’eau du 14 juillet au 31 mars. Seul dans sa hutte, il était là avant le lever du jour pour assister à la passée du matin. Ce n’est qu’en novembre et décembre lors des grandes migrations qu’il y passait la nuit.
Ses appelants « courts cris » avaient le don de faire tomber dans la mare le gibier de passage dont il faisait commerce.
Hormis les activités ci-dessus il savait piéger au milieu des roseaux le renard charbonnier, le rat musqué et même la loutre qu’il capturait vivante.
Il cultivait également son jardin, élevait ses poules, ses lapins, ses canards et ses chiens de chasse. Il buvait le cidre de sa production et lorsque le temps n’était guère favorable, il confectionnait à la maison ses cartouches et de ses doigts tissait les engins de pêche dont il avait besoin.
Ce genre de vie à vocations multiples est le reflet d’une époque révolue représentant toutefois un certain art de vivre dominé essentiellement par le travail manuel. Pour l’homme du marais le temps ne comptait pas » (L. Bacquet)
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(1) Voir Portrait de Julien Facquet, dernier tourbier de Long, 1939, Edition : Le Progrès de la Somme, (2 photos) – Source A.D.S. Cote DA 677, 259 PER 284 – Réf. : http://recherche.archives.somme.fr/ark:/58483/a011353926999y5Q1Qu
Revue T.D.S. N°66. Dans la Somme autour de la tourbe, 18e-20e siècles.
Nos tourbières, un environnement "protégé"
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