MES HORTILLONNAGES par Bruno Bréart

 

 

 

Une histoire profondément

ancrée dans le paysage ...


Avant-Propos

Gamin, j’étais « de Saint-Germain ». Y’avait ceux de Saint-Leu – « chés nazus » - que l’on craignait lorsqu’il fallait traverser leur territoire pour rejoindre le curé qui devait s’occuper de nos âmes en nous prodiguant une éducation religieuse. Nous étions alors à l’aube des années soixante.

 

Ma mère - sans être d’ailleurs pratiquante, tout au plus respectueuse des traditions familiales, m’envoyait chaque dimanche matin suivre la messe, puis en semaine, le catéchisme. Je la soupçonne aujourd’hui d’avoir trouvé là un moyen de s’accorder quelques heures de répit.

 

Une messe en latin pardi dont on je ne comprenais ni un mot, ni le rituel qui m’amenait à alterner régulièrement la position debout et la position assise tout au long d’un office que je trouvais interminable. 

Très vite, avec quelques comparses, nous options pour la messe buissonnière. Nous nous échappions discrètement pour rejoindre nos terrains de jeux, les terrains vagues aux abords de l’église ou les canaux du vieil Amiens.

 

Nous habitions à l’époque l’une des « tours » du square Samarobrive nouvellement construites, après avoir occupé l’étage d’une maison amiénoise, au 44 de la rue Blasset, derrière le cirque Jules Verne. La petite famille partageait ce logis avec la propriétaire - qui deviendra un membre de la famille à part entière - et une autre locataire, une « vieille fille » comme on disait à l’époque !

 

La famille enrichie d’un nouveau membre, avec l’arrivée de mon deuxième frère, nécessitait alors un peu plus d’espace ; ce que nous offrit cette H.L.M. dont la hauteur, à l’époque, dominait le quartier, sans toutefois dépasser l’église Saint-Germain.

 


 

Ravitaillement oblige, je me souviens de ces sorties hebdomadaires, accompagnant ma mère jusqu’à la place Parmentier, où se tenait le marché qui a conservé le nom de « marché sur l’eau » en mémoire des hortillons qui, jadis, descendaient le cours de la Somme à bord de leur barque à cornet pour écouler leurs précieuses marchandises.

 

Il nous suffisait de prendre la rue Fernel, traverser la rue Saint-Leu, laisser à notre gauche l’église, suivre la rue des Majots pour rejoindre le « port » du Don et nous retrouver plongés dans l’ambiance de ce marché très animé.

 

 

 

Adolescent, épris de passion pour la photographie, le quartier Saint-Leu – avant la réhabilitation de  son habitat dans les années 1970 - et les hortillonnages sont vite devenus mes terrains de chasse privilégiés (chasse photographique s’entend).

 

De cette époque, date ce goût prononcé pour la fréquentation des petits marchés de province. A tel point que, plus tard, j’en arrivais même à programmer mes vacances itinérantes en fonction du calendrier des petits marchés des petits villages traversés.



Photographies du quartier Saint-Leu, avant sa réhabilitation dans les années 1970 (Photos B. Bréart)

Sur la rénovation de Saint-Leu à cette époque  voir : l'enquête sur la rénovation du quartier 

 

Un demi-siècle plus tard, après une longue carrière vouée à l’archéologie picarde puis franc comtoise, le temps de la retraite venue et de retour sur Amiens, je repris le chemin du marché puis des hortillonnages.

 

L’attraction était toujours aussi forte. Aussi, je soldais un petit capital épargné (par le fisc !) dans l’acquisition d’une petite parcelle de terre au cœur du site, rejoignant ainsi le millier de citadins qui trouvèrent là un lieu de 

 

 

détente et la possibilité de produire ses propres légumes et quelques fruits.

L’apprentissage fut difficile. La terre est basse et la végétation envahissante. Je dus revoir à la baisse mes prétentions quant aux récoltes attendues, et ce, par rapport au travail engagé ! J’ai vite compris les difficultés du métier de maraîcher ! Il n’y a pas de « mauvaises » herbes diront certains, mais celles qui envahissèrent obstinément ma parcelle eurent raison de mes lombaires !



 

La saison hivernale avec le repos concédé à la terre nourricière me permirent de consacrer une bonne partie de mon temps à la fréquentation des salons feutrés de nos bibliothèques et des archives municipales et départementales, retrouvant là les plaisirs de la recherche qui ont ponctué régulièrement mon existence.

 

A l’aube du XXème siècle, un auteur régional, Pierre Dubois, annonçait que « l’histoire du site restait à écrire », Celle-ci ne pouvait être engagée sérieusement qu’à condition toutefois de retourner aux sources documentaires. Seules les données de l'archéologie, du 

 

 

contexte historique, la consultation de la littérature ancienne, le dépouillement des archives, de l'iconographie,  pouvaient fournir des éléments de réponse aux multiples questions que l’on était en droit de se poser, sur la définition même de nos hortillonnages, leur configuration et le choix de leur localisation, l’originalité de leur aménagement, sur leur origine et leur développement, sur la pérennité du site grâce aux travaux et à l’obstination de générations de maraîchers – nos hortillons -, sur la vie et les activités de cette population si particulière…

 


 

Aujourd’hui, le site des hortillonnages couvre encore un espace de près de trois cents hectares de terre et d’eau. Occupant le secteur nord-est de la ville d’Amiens, au pied de la cathédrale (si l’on y intègre le port d’Amont, lieu du célèbre « marché sur l’eau ", le site s’étend sur les communes limitrophes, celles de Rivery, Camon et Longueau.

 

Facilement repérable sur les plans et les cartes, on peut décrire le site des hortillonnages comme un vaste croissant vert traversé par la Somme et dont les extrémités engloberaient à l’est la confluence Somme-Avre, à l’ouest le Parc St Pierre.


Ces dix dernières années, c'est-à-dire depuis ma cessation d'activité professionnelle, les hortillonnages et le vieil Amiens avec son quartier Saint-Leu, ses canaux et son habitat typique, ses terrasses du quai Bélu, le petit marché de la Place Parmentier, etc. sont redevenus mes terrains d'observation et de recherche privilégiés. J'y consacre l'essentiel de mon temps.

Proche de nos derniers hortillons, impliqué dans les principales associations de sauvegarde du site, je veille sur "mon" domaine, chaque jour disponible pour le faire connaître et l'apprécier...

Chaque année, la Fête du marché sur l'eau, les Médiévales au bord de l'eau et les nombreuses animations programmées au port d'Amont (joutes nautiques, course des garçons de café...) sont des rendez-vous incontournables...

 

Ci-dessous : Reportage photo sur le Vieil Amiens, le quartier Saint Leu (photos B. Bréart)

 

Introduction

 

Imaginez, non loin de notre cathédrale, sur près de trois cents hectares, ce monde composé d’ilots de terres entourés d’eau, nichés dans le fond de la vallée de la Somme…

 

 

 

A moins de 500 mètres à vol de colvert de la cathédrale d’Amiens, les hortillonnages comptent aujourd’hui incontestablement parmi les sites touristiques les plus visités de l’ancienne capitale régionale, le troisième après la cathédrale, puis le parc zoologique.


La Somme en amont de la ville. A droite, l'auberge du Vert Galant, le long du chemin de halage (Photo B. Bréart)

Durant des siècles, notre belle cathédrale avec sa longue flèche dressée vers le ciel, sera le point de convergence de centaines d’hortillons qui descendront régulièrement à bord de leurs barques chargées de primeurs le cours de la Somme pour écouler à ses pieds leurs précieuses offrandes. Au milieu de XXème siècle, la tour Perret, fraîchement sortie de terre, viendra compléter le décor quotidien des dernières générations de maraîchers.

A l’aube du XXIème siècle, la masse imposante d’un bâtiment sans âme viendra rompre l’harmonie d’un paysage qu’on espérait immuable !

 

 


Il suffit, pour s’en rendre compte, de passer dès que les beaux jours réapparaissent devant la Maison de l’association des hortillonnages, boulevard Beauvillé, face au parc Saint-Pierre, non loin de la gare.

 

De longues files de visiteurs attendent d’embarquer à bord de ces barques, belles et singulières, pour une découverte des lieux qui ne les laisseront guère indifférents.

 

 

Le circuit proposé d’une longueur volontairement limitée à trois kilomètres (et d’une durée d’environ 45 minutes) part de l’embarcadère situé derrière et en bas de la Maison des hortillonnages et traverse la partie occidentale des hortillonnages, offrant aux visiteurs une grande diversité d’unités paysagères et un aperçu de l’occupation des terres qui ne peut refléter, qu’exceptionnellement, la situation originelle du site.



Maison des Hortillonnages, lieu d'embarquement pour les promenades en barques (Photos B. Bréart)

 

Qui n’a pas eu l’occasion de parcourir, l’été venu et si possible à l’aube d’une journée ensoleillée, les hortillonnages à bord de ces longues barques … ne peut mesurer le charme de ce lieu.

 

Engagé dans ce labyrinthe aquatique composé de près de 67 km de canaux étroits et peu profonds - les rieux - encadrés par des berges fleuries composant là un décor floral aux mille couleurs surlignant des parcelles de terre d’un noir franc ; glissant au fil de l’eau, appréciant la propulsion électrique des barques dont le silence ne peut être rompu que par le bruit du vent, le chant des oiseaux, 

 

 

le coassement des batraciens (lors de la saison des amours !) ; accompagné le plus souvent par un couple de cygnes, majestueux, princiers, ou par une famille de canards sauvages plus bavards et moins farouches, épié par une poule d’eau plus craintive à moins que ce ne soit un foulque ou encore un grèbe huppé, un remarquable plongeur !… le visiteur part, aux portes de l’ancienne capitale régionale, à la découverte de ce milieu qu’il pense naturel.



Promenades en barques, collective, ou individuelle,proposées par différents prestataires (Photos B. Bréart)

 

Voilà pour l’image d’Epinal, une image offerte à plus de 200 000 visiteurs qui, chaque année, se retrouvent devant les différents embarcadères répartis au coeur du site pour une promenade en barque proposée par différents prestataires … Une image qu’il nous faut sinon corriger, tout au moins compléter.

 

Car, connaît-on vraiment le site des hortillonnages ? Un site si proche des Amiénois, si visité par des touristes de plus en plus nombreux, si surveillé par les associations de protection et de sauvegarde …On pourrait en douter à la lecture de certains guides ou publications régionales ou à l’écoute de commentaires qui véhiculent encore nombre d’idées reçues et d’informations erronées.

 

 

Ce site est en effet encore trop souvent présenté comme un site naturel. Certes, les Amiénois disposent là d’un vaste espace vert où il fait bon se retrouver, à l’abri des bruits et des encombrements de la cité, bénéficiant l’été de la fraîcheur des marais, mais combien d’entre eux savent que ce site est dû au labeur des hommes … ceux qui, depuis plusieurs siècles, ont véritablement façonné ce paysage trouvant là, au prix de sérieux efforts, des terrains propices à la culture maraîchère.


 

A l’origine, l’homme  extrait très tôt la tourbe pour satisfaire entre autres aux besoins du chauffage et pour amender ses terres.

Puis, il investit ces marais pour créer les hortillonnages dont les cultures maraîchères complètent la richesse économique de la ville.

 

 

Aujourd’hui, les hortillonnages s’insèrent dans la trame urbaine de l’ancienne capitale régionale où quelques familles d’hortillons (1) (sept exactement) tentent, non sans difficultés, de maintenir cette tradition maraîchère qui perdure depuis des siècles.

 

(1)      Hortillons ; nom exclusif donné aux maraîchers de ce petit coin de Somme


Les hortillonnages. Un autre regard...

 

(Extrait de notre article "Un autre regard sur les hortillonnages d'Amiens",  paru dans Les cahiers du petit patrimoine picard, Juin 2015, n°  74, pp. 18 - 29)

 

Que l’on soit écologiste, naturaliste, historien, ethnologue, sociologue, ou encore aménageur public, urbaniste, paysagiste, spécialiste de l’agriculture urbaine … sans oublier les artistes qui ont réinvesti ces dernières années le site, chacun trouve ou peut trouver dans les Hortillonnages un terrain d’étude et de recherche privilégié. 

 

Les spécialistes de l’environnement y trouveront une grande variété d’unités paysagères, une large palette floristique et faunistique, une véritable réserve ornithologique, un environnement qui a évolué au fil du temps en fonction des interventions de l’homme et de l’occupation des sols.

Les écologistes s’interrogeront par exemple sur la transformation des paysages avec l’introduction de nouvelles espèces végétales exogènes et bien souvent mal adaptées à ce milieu, sur  l’évolution de l’habitat et des équipements au cœur du site, sur le bétonnage des berges (quand ce n’est pas à l’intérieur même des parcelles !), sur l’introduction discutable du véhicule au sein même de certaines aires comme celles situées le long du chemin de halage aujourd’hui bétonné pour le bonheur des cyclistes (bonheur apparemment guère partagé par les pêcheurs et les promeneurs !)

Les administrations compétentes tenteront de rechercher le meilleur compromis possible entre la sauvegarde et le développement d’un site ma foi difficile à gérer compte tenu de la diversité et du nombre de ses occupants. Elles s’interrogeront sur le développement du tourisme et notamment le tourisme fluvial…

Aux côtés des administrations, les associations assureront la promotion tout en veillant à la protection et à la sauvegarde d’un site que l’on sait sensible.

Les sociologues observeront la lente évolution du site et de ses occupants amorcée dès le début du XXème siècle avec le recul progressif du maraîchage qui s’est accéléré à partir des années cinquante (un millier d’hortillons en 1900, un peu plus d’une centaine en 1950, 7 familles aujourd’hui !).

Les urbanistes participeront dans les années 1980/1990 à la réhabilitation du quartier populaire de Saint-Leu, autrefois animé par la vie et les activités des hortillons, des meuniers, tisserands, tanneurs et teinturiers, constructeurs de bâteaux (dont les célèbres barques à cornet)… Ce quartier, aux abords de l’église Saint-Leu, est devenu un véritable pôle intellectuel et culturel avec ses facultés, ses écoles d’ingénieurs, son cinéma. La rue dénommée dès le XIIIème siècle  « Queue de Vache »  où les Hortillons pouvaient charger le fumier de la ville déposé à leur intention, est devenue le Quai Bélu, avec sa salle de spectacle, ses bars, brasseries et restaurants transformant le lieu en un des rares lieux « branchés » de la capitale régionale.

Pour atténuer la rupture occasionnée à la suite de la création du boulevard Beauvillé, urbanistes et paysagistes envisageront des aménagements dans la continuité des hortillonnages, comme le parc Saint Pierre, réalisé en 1993, ou plus récemment le projet « Gare la vallée ».

Les paysagistes invités depuis quelques années par la Maison de la Culture investiront les hortillonnages, sur les traces des nombreux artistes qui ont jadis trouvé là une source d’inspiration.

 

Chaque spécialiste portera ainsi son propre regard sur les hortillonnages, différent et complémentaire. Il nous a aujourd’hui semblé nécessaire de privilégier un autre regard, celui de l’historien et de l’ethnologue, afin de ne pas perdre de vue ce qu’a été, durant des siècles, la spécificité du site, sa vocation principale, à savoir le maraîchage.

 

Si quelques études partielles, quelques mémoires universitaires, occasionnellement engagés depuis quelques années viennent enrichir notre documentation et compléter les premières tentatives de synthèse laissées par quelques précurseurs, à la fin du XIXème et au début du XXème siècle, l’histoire du site, comme l’avait déjà souligné P. Dubois en 1907, reste à écrire.

 

Nous avons engagé un travail en privilégiant une approche pluridisciplinaire du site. Paradis des jardiniers et des pêcheurs, refuge des citadins recherchant là un lieu de repos et de loisirs, patrimoine culturel et écologique, réserve botanique et faunistique, lieu de découverte pour touristes avides de retrouver des lieux chargés d’histoire … nos hortillonnages sont cela tout à la fois.

 

à suivre ...

Bruno Bréart